
Comme d’habitude, il appartient au « Fou du Roi »(désigné
FR), bien connu des lecteurs coutumiers, de frapper les trois coups rituels,
en ouvrant ainsi ce 7ème épisode USED (Un Senior Enthousiaste de
Demain).
1-FR : Cher « Sen(i)or Jacques »
(SJ), pourrais-tu nous dire pourquoi ce billet, afin de permettre aux
lecteurs d’en savoir un peu plus ?
SJ : Cher FR : J’ai choisi avant le « grand
oral » de François Hollande ce soir, de vous proposer un véritable
texte Politique (avec un P majuscule)
d’Edgar Morin, un texte d’ESPOIR, écrit
en 2011 sous le règne de l’ancien président, mais toujours d’actualité sous le règne
du nouveau.
« Merci mille fois, cher Edgar, que j'ai eu la chance de cotoyer avec
Pierre Rabhi sur une tribune, lors du lancement de l’explosive campagne
Colibris TNT (Transformons Nos Territoires), également appelée campagne "Tous
Candidats" au changement. Bravo pour ces propos que je partage
totalement et qui vont m'économiser l'écriture de propos très, très proches, mais
de façon beaucoup plus laborieuse avec une crédibilité très faiblarde pour moi,
par rapport à votre cheminement ».
Maintenant la (R)EVOLUTION COLIBRIS s’est engagée et la
grand colibri Edgar Morin, lui-même, avait lancé un solennel appel « Colibris
de toutes plumes, unissez-vous ».
2-FR :
Avant d’abandonner mon rôle de questionneur, pourrais-tu nous introduire ce
texte d’Edgar Morin ?
SR :
Bien sûr. En préalable, j’aime beaucoup Edgar que j’ai déjà évoqué sur ce blog,
à travers son ouvrage « La Voie ».
Aujourd’hui, il s’agit précisément d’une interview pour le n°30 du mois de
novembre 2011, de la revue TerraEco,
dont le thème était, me semble-t-il : RALENTIR…
vite !
En une
phrase, ses propos, véritablement « titan(ic)esques », pourraient se
résumer ainsi :
Edgar Morin : « Nous avançons comme des
somnambules vers la catastrophe ».
3-TerraEco poursuit en introduisant ainsi
son interview : « Que faire dans cette période de crise aiguë
? S’indigner, certes. Mais surtout agir. A 90 ans, le philosophe et sociologue Edgar
Morin nous invite à résister au diktat de l’urgence. Pour lui, l’espoir est à
portée de main ».
4-TerraEco : Pourquoi la vitesse est-elle à ce point
ancrée dans le fonctionnement de notre société ?
Edgar Morin : La vitesse fait partie du
grand mythe du progrès, qui anime la civilisation occidentale depuis le XVIIIe
et le XIXe siècle. L’idée sous-jacente, c’est que nous allons grâce à lui vers
un avenir toujours meilleur. Plus vite nous allons vers cet avenir meilleur, et
mieux c’est, naturellement.
C’est dans cette optique que se sont multipliées les
communications, aussi bien économiques que sociales, et toutes sortes de techniques
qui ont permis de créer des transports rapides. Je pense notamment à la machine
à vapeur, qui n’a pas été inventée pour des motivations de vitesse mais pour
servir l’industrie des chemins de fer, lesquels sont eux-mêmes devenus de plus
en plus rapides. Tout cela est corrélatif par le fait de la multiplication des
activités et rend les gens de plus en plus pressés. Nous sommes dans une époque
où la chronologie s’est imposée.
5-TerraEco : Cela est-il donc si nouveau ?
Dans
les temps anciens, vous vous donniez rendez-vous quand le soleil se trouvait au
zénith. Au Brésil, dans des villes comme Belém, encore aujourd’hui, on se
retrouve « après la pluie ». Dans ces schémas, vos relations s’établissent
selon un rythme temporel scandé par le soleil. Mais la montre-bracelet, par
exemple, a fait qu’un temps abstrait s’est substitué au temps naturel.
Et le
système de compétition et de concurrence – qui est celui de notre économie
marchande et capitaliste – fait que pour la concurrence, la meilleure
performance est celle qui permet la plus grande rapidité. La compétition s’est donc transformée en compétitivité, ce qui est une
perversion de la concurrence.
6-TerraEco : Cette quête de vitesse n’est-elle pas une
illusion ?
En
quelque sorte si. On ne se rend pas compte – alors même que nous pensons faire
les choses rapidement – que nous sommes intoxiqués par le moyen de transport
lui-même qui se prétend rapide. L’utilisation de moyens de transport toujours
plus performants, au lieu d’accélérer notre temps de déplacement, finit –
notamment à cause des embouteillages – par nous faire perdre du temps ! Comme
le disait déjà Ivan Illich (philosophe
autrichien né en 1926 et mort en 2002, ndlr) : « La voiture nous ralentit beaucoup. » Même les gens, immobilisés
dans leur automobile, écoutent la radio et ont le sentiment d’utiliser malgré
tout le temps de façon utile. Idem pour la compétition de l’information. On se
rue désormais sur la radio ou la télé pour ne pas attendre la parution des
journaux.
Toutes
ces multiples vitesses s’inscrivent dans une grande accélération du temps,
celui de la mondialisation. Et tout cela nous conduit sans doute vers des
catastrophes.
7-TerraEco : Le progrès et le rythme auquel nous le
construisons nous détruit-il nécessairement ?
Le
développement techno-économique accélère tous les processus de production de
biens et de richesses, qui eux-mêmes accélèrent la dégradation de la biosphère
et la pollution généralisée. Les armes nucléaires se multiplient et on demande
aux techniciens de faire toujours plus vite. Tout cela, effectivement, ne va
pas dans le sens d’un épanouissement individuel et collectif !
8-TerraEco : Pourquoi cherchons-nous systématiquement une
utilité au temps qui passe ?
Prenez
l’exemple du déjeuner. Le temps signifie convivialité et qualité. Aujourd’hui,
l’idée de vitesse fait que dès qu’on a fini son assiette, on appelle un garçon
qui se dépêche pour débarrasser et la remplacer. Si vous vous emmerdez avec
votre voisin, vous aurez tendance à vouloir abréger ce temps. C’est le sens du
mouvement Slow Food dont est née
l’idée de « slow life », de « slow time » et même de « slow science ». Un mot
là-dessus. Je vois que la tendance des jeunes chercheurs, dès qu’ils ont un
domaine, même très spécialisé, de travail, consiste pour eux à se dépêcher pour
obtenir des résultats et publier un « grand » article dans une « grande » revue
scientifique internationale, pour que personne d’autre ne publie avant eux. Cet
esprit se développe au détriment de la réflexion et de la pensée. Notre temps rapide est donc un temps
antiréflexif. Et ce n’est pas un hasard si fleurissent dans notre pays un
certain nombre d’institutions spécialisées qui prônent le temps de méditation.
Le « yoguisme », par exemple, est une façon d’interrompre le temps
rapide et d’obtenir un temps tranquille de méditation. On échappe de la sorte à
la chronométrie. Les vacances, elles aussi, permettent de reconquérir son temps
naturel et ce temps de la paresse. L’ouvrage de Paul Lafargue Le droit à la
paresse (qui date de 1880, ndlr) reste plus actuel que jamais car ne rien
faire signifie temps mort, perte de temps, temps non-rentable.
9-TerraEco : Pourquoi ?
Nous
sommes prisonniers de l’idée de rentabilité, de productivité et de
compétitivité. Ces idées se sont exaspérées avec la concurrence mondialisée,
dans les entreprises, puis répandues ailleurs. Idem dans le monde scolaire et
universitaire ! La relation entre le maître et l’élève nécessite un rapport
beaucoup plus personnel que les seules notions de rendement et de résultats. En
outre, le calcul accélère tout cela. Nous vivons un temps où il est privilégié
pour tout. Aussi bien pour tout connaître que pour tout maîtriser. Les sondages
qui anticipent d’un an les élections participent du même phénomène. On en
arrive à les confondre avec l’annonce du résultat. On tente ainsi de supprimer
l’effet de surprise toujours possible.
10-TerraEco : A qui la faute ? Au capitalisme ? A la
science ?
Nous
sommes pris dans un processus hallucinant dans lequel le capitalisme, les
échanges, la science sont entraînés dans ce rythme. On ne peut rendre coupable
un seul homme. Faut-il accuser le seul Newton d’avoir inventé la machine à
vapeur ? Non. Le capitalisme est
essentiellement responsable, effectivement. Par son fondement qui consiste
à rechercher le profit. Par son moteur qui consiste à tenter, par la
concurrence, de devancer son adversaire. Par la soif incessante de « nouveau »
qu’il promeut grâce à la publicité… Quelle est cette société qui produit des
objets de plus en plus vite obsolètes ? Cette société de consommation qui
organise la fabrication de frigos ou de machines à laver non pas à la durée de
vie infinie, mais qui se détraquent au bout de huit ans ? Le mythe du nouveau,
vous le voyez bien – et ce, même pour des lessives – vise à toujours inciter à
la consommation. Le capitalisme, par sa loi naturelle – la concurrence –, pousse
ainsi à l’accélération permanente, et par sa pression « consommationniste »,
à toujours se procurer de nouveaux produits qui contribuent eux aussi à ce
processus.
Nous sommes entrés dans une crise profonde sans savoir ce
qui va en sortir. Des forces de résistance se manifestent effectivement.
L’économie sociale et solidaire en est une. Elle incarne une façon de lutter
contre cette pression. Si on observe une poussée vers l’agriculture biologique
avec des petites et moyennes exploitations et un retour à l’agriculture
fermière, c’est parce qu’une grande partie de l’opinion commence à comprendre que les poulets et les porcs industrialisés
sont frelatés et dénaturent les sols et la nappe phréatique. Une quête vers
les produits artisanaux, les Amap (Associations pour le maintien d’une
agriculture paysanne, ndlr), indique que nous souhaitons échapper aux
grandes surfaces qui, elles-mêmes, exercent une pression du prix minimum sur le
producteur et tentent de répercuter un prix maximum sur le consommateur. Le
commerce équitable tente, lui aussi, de court-circuiter les intermédiaires
prédateurs. Certes, le capitalisme
triomphe dans certaines parties du monde, mais une autre frange voit naître des
réactions qui ne viennent pas seulement des nouvelles formes de production
(coopératives, exploitations bio), mais de l’union consciente des
consommateurs. C’est à mes yeux une force inemployée et faible car encore
dispersée. Si cette force prend conscience des produits de qualité et des
produits nuisibles, superficiels, une force de pression incroyable se mettra en
place et permettra d’influer sur la production.
12-TerraEco : Les politiques et leurs partis ne semblent
pas prendre conscience de ces forces émergentes. Ils ne manquent pourtant pas
d’intelligence d’analyse…
Mais
vous partez de l’hypothèse que ces hommes et femmes politiques ont déjà fait
cette analyse. Or, vous avez des esprits limités par certaines obsessions,
certaines structures.
13-TerraEco : Par obsession, vous entendez croissance ?
Oui !
Ils ne savent même pas que la croissance – à supposer qu’elle revienne un jour
dans les pays que l’on dit développés – ne dépassera pas 2 % ! Ce n’est donc
pas cette croissance-là qui parviendra à résoudre la question de l’emploi ! La
croissance que l’on souhaite rapide et forte est une croissance dans la
compétition. Elle amène les entreprises à mettre des machines à la place des
hommes et donc à liquider les gens et à les aliéner encore davantage. Il me semble donc terrifiant de voir que
des socialistes puissent défendre et promettre plus de croissance. Ils n’ont
pas encore fait l’effort de réfléchir et d’aller vers de nouvelles pensées.
14-TerraEco : Décélération signifierait décroissance ?
Ce qui
est important, c’est de savoir ce qui doit croître et ce qui doit décroître. Il
est évident que les villes non polluantes, les énergies renouvelables et les
grands travaux collectifs salutaires doivent croître. La pensée binaire, c’est
une erreur. C’est la même chose pour mondialiser et démondialiser : il faut poursuivre la mondialisation dans
ce qu’elle créé de solidarités entre les peuples et envers la planète, mais il
faut la condamner quand elle crée ou apporte non pas des zones de prospérité
mais de la corruption ou de l’inégalité. Je milite pour une vision complexe
des choses.
15-TerraEco : La vitesse en soi n’est donc pas à blâmer ?
Voilà.
Si je prends mon vélo pour aller à la pharmacie et que je tente d’y parvenir
avant que celle-ci ne ferme, je vais pédaler le plus vite possible. La vitesse
est quelque chose que nous devons et pouvons utiliser quand le besoin se fait
sentir. Le vrai problème, c’est de réussir le ralentissement général de nos
activités. Reprendre du temps, naturel, biologique, au temps artificiel,
chronologique et réussir à résister. Vous avez raison de dire que ce qui est
vitesse et accélération est un processus de civilisation extrêmement complexe,
dans lequel techniques, capitalisme, science, économie ont leur part. Toutes
ces forces conjuguées nous poussent à accélérer sans que nous n’ayons aucun
contrôle sur elles. Car notre grande
tragédie, c’est que l’humanité est emportée dans une course accélérée, sans
aucun pilote à bord. Il n’y a ni contrôle, ni régulation. L’économie
elle-même n’est pas régulée. Le Fonds monétaire international n’est pas en ce
sens un véritable système de régulation.
16-TerraEco : Le politique n’est-il pas tout de même censé
« prendre le temps de la réflexion » ?
On a
souvent le sentiment que par sa précipitation à agir, à s’exprimer, il en vient
à œuvrer sans nos enfants, voire contre eux… Vous savez, les politiques sont
embarqués dans cette course à la vitesse. J’ai lu une thèse récemment sur les
cabinets ministériels. Parfois, sur les bureaux des conseillers, on trouvait
des notes et des dossiers qualifiés de « U » pour « urgent ». Puis sont apparus
les « TU » pour « très urgent » puis les « TTU ». Les cabinets ministériels
sont désormais envahis, dépassés. Le
drame de cette vitesse, c’est qu’elle annule et tue dans l’œuf la pensée
politique. La classe politique n’a
fait aucun investissement intellectuel pour anticiper, affronter l’avenir. C’est
ce que j’ai tenté de faire dans mes livres comme Introduction à une
politique de l’homme, La voie, Terre-patrie… L’avenir est
incertain, il faut essayer de naviguer, trouver une voie, une perspective. Il y
a toujours eu, dans l’Histoire, des ambitions personnelles. Mais elles étaient
liées à des idées. De Gaulle avait sans doute une ambition, mais il avait une
grande idée. Churchill avait de l’ambition au service d’une grande idée, qui
consistait à vouloir sauver l’Angleterre du désastre. Désormais, il n’y a plus de grandes idées, mais de très grandes
ambitions avec des petits bonshommes ou des petites bonnes femmes. 



